Par le professeur Robert Fleming

Je suis l’albatros qui vous attend
au bout du monde.
Je suis les âmes oubliées des marins morts
qui ont passé le Cap Horn
de tous les océans de la terre.
Mais ils ne sont pas morts
dans les vagues furieuses.
Aujourd’hui, ils naviguent sur mes ailes
vers l’éternité,
dans la dernière fente
des vents antarctiques.

– Sara Vial

Un monde de vent, de vagues et d’embruns tourbillonnants abrite les albatros de l’océan Austral, ces oiseaux symbolisant parfaitement les esprits des nombreux marins qui ont péri en tentant de franchir le cap Horn (Cabo de Hornos), à l’extrémité de l’Amérique du Sud. Ces mers agitées accueillent de nombreux oiseaux océaniques, notamment des pétrels, des skuas et des puffins, mais les espèces les plus importantes sont les albatros, dont le vol apparemment sans effort est parfaitement adapté aux vents circumpolaires qui soufflent continuellement vers l’est entre 40 et 60 degrés de latitude sud. Sous la surface de l’océan, le courant circumpolaire antarctique tourne également vers l’est, peu gêné par une quelconque masse terrestre, sauf lorsqu’il doit se faufiler dans le passage de Drake, large de 800 km, entre la péninsule antarctique et l’Amérique du Sud.

L’île du Cap Horn vue en s’approchant par le sud.

Sur les 22 espèces d’albatros dans le monde, 18 vivent ici dans le sud, de nombreux oiseaux restant en mer la majeure partie de leur vie et ne venant sur terre que pour nicher. Par exemple, une fois qu’un albatros errant, dont les ailes longues et étroites peuvent atteindre 3,5 m/11,6 pieds d’une extrémité à l’autre, a quitté son île natale, il peut passer quatre ou cinq ans en mer avant de toucher à nouveau la terre ferme. Et une grande partie de ce temps est passée en altitude, à suivre les courants de vent tout en plongeant occasionnellement pour arracher une bouchée à la surface des océans.

Les albatros ont un mécanisme de blocage des coudes qui, associé à un système neuro-musculaire aigu finement adapté aux pressions de l’air, leur permet de rester en altitude pendant de longues périodes avec très peu d’effort. Le mouvement vers l’avant est généré par un modèle de « soaring dynamique », qui consiste à faire face au vent pour gagner de l’altitude, puis à tourner avec le vent et à replonger au niveau de la surface, frôlant les vagues tout en effectuant constamment des ajustements avec leurs longues ailes. On rapporte que les oiseaux peuvent même dormir en altitude, et certains individus équipés de moniteurs ont été enregistrés pour couvrir plus de 64 000 km/40 000mi en un an, faisant le tour du globe en moins de 50 jours.

Un albatros à sourcils noirs

On pourrait penser que l’océan Austral est une région essentiellement dépourvue d’activité humaine. C’est loin d’être le cas, et par conséquent, la plupart des albatros figurent désormais sur la liste des espèces menacées, dix-sept espèces risquant de disparaître. Cette situation difficile est due à de multiples raisons, dont aucune n’implique de chasser ou de heurter des navires pendant le sommeil. L’un des principaux problèmes est qu’ils s’empêtrent dans les opérations de pêche à la palangre. Le régime alimentaire de l’albatros se compose principalement de calmars et de poissons, et si un oiseau voit de la nourriture potentielle prise dans une longue ligne, il peut plonger et se prendre lui-même au piège. Un autre facteur est l’ingestion par inadvertance d’objets flottants, ce qui peut entraîner un étouffement de l’intestin par le plastique. Une troisième menace est la réduction de la disponibilité de la nourriture en raison de la surexploitation du krill dont se nourrissent les poissons. Et sur certaines îles, un quatrième facteur est la prédation des nids par des rongeurs introduits, notamment des souris, qui se jettent sur les oisillons et attaquent même les adultes qui couvent. Tous ces problèmes sont abordés dans le cadre du Programme mondial pour les oiseaux de mer et d’autres initiatives similaires. Il ne reste plus qu’à espérer qu’il ne soit pas trop tard.

Un Fulmar géant, l’autre groupe d’oiseaux aux longues ailes autour du Cap.

Lorsque l’on se tient sur le pont d’un navire avançant vers le nord dans les eaux agitées du passage de Drake, tout en s’arc-boutant contre le vent et le roulis et le tangage du pont, la vue est celle d’une étendue infinie de vagues coiffées de blanc, leurs sommets soufflés vers l’est en longues et délicates volutes, et avec l’albatros ou le pétrel occasionnel passant sans effort. Toutefois, à l’approche du 56e degré de latitude sud, la mer à l’horizon nord est interrompue par une tache triangulaire et trapue : c’est la première apparition de Cabos de Hornos, ou l’île du Cap Horn. De cette distance, le Cap, vu à travers des jumelles, apparaît comme un imposant affleurement de roche nue avec des falaises abruptes au sud. Cependant, en s’approchant, une lueur verdâtre distincte dessine les sommets des crêtes, indiquant que malgré les vents continus, la couverture nuageuse considérable et les tempêtes violentes occasionnelles, l’île abrite une variété de plantes à faible croissance.

L’île du Cap Horn, en regardant vers l’ouest

Le Cap Horn est souvent considéré comme l’extrémité sud du continent sud-américain, mais depuis la montée des eaux océaniques après la dernière période glaciaire, la masse continentale contiguë du continent se termine au détroit de Magellan. Au sud de celui-ci se trouve une série d’îles dont le Cap Horn et les îles Diego Ramirez sont les plus méridionales.

Nidification des albatros à tête grise. Cette espèce niche sur les îles Diego Ramirez près du Cap Horn, mais cette image a été prise sur l’île de Géorgie du Sud.

Pour observer de près l’histoire naturelle du Cap Horn, il faut débarquer d’un navire de passage, mais cela est problématique dans le meilleur des cas. Toutefois, si l’on a de la chance, un temps relativement calme permet de débarquer occasionnellement sur une plate-forme fixée à la roche sur la rive nord de l’île. De là, un court escalier permet d’accéder à une épaule orientale basse, et une fois en haut de l’escalier, une pente graduelle et ondulée couverte de végétation mène à la crête d’où l’on a une vue dégagée vers le sud sur l’océan.

Aucun arbre ne parvient à prendre racine sur cette crête balayée par le vent, aussi la vue verticale la plus spectaculaire est-elle celle de deux pièces d’acier qui semblent plantées dans le sol le long du sommet de la crête. Pourquoi ici ? Et dans quel but ? De la plupart des points de vue, cette sculpture semble être une œuvre d’art abstraite mal placée, mais si on la regarde sous l’angle approprié, juste au moment où les deux sections séparées semblent se toucher, l’espace entre les plaques, le ciel ouvert, dessine intelligemment un albatros en plein essor. Ce superbe monument commémoratif de José Balcalls, érigé en 1992, complète parfaitement les paroles de la poétesse Sara Vial citées plus haut. En effet, les âmes des marins disparus semblent s’envoler dans le vent avec les albatros.

Le mémorial de l’albatros

Alors que le Cap Horn est dépourvu d’arbres, de petits buissons, dont beaucoup de Hébès, prennent racine dans les zones légèrement abritées du vent. En outre, d’autres plantes y prennent racine, notamment le séneçon blanc (Senecio), le céleri sauvage (Apium) et la vigne porcine (Gunnera), ainsi que des plantes en coussinets à croissance basse, des herbes et des mousses. Lors de notre visite en janvier, nous avons trouvé six espèces de plantes en fleurs et, curieusement, les fleurs de ces six espèces étaient blanches, une couleur qui indique souvent une pollinisation par des papillons de nuit. Mais dans le cas du Cap, les papillons de nuit auraient sûrement du mal avec le vent, donc je soupçonne que ces plantes pourraient être pollinisées par le vent.

Au Cap Horn, cette Hébé à fleurs blanches pousse dans des zones abritées du vent.

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